Ce reportage réalisé en collaboration avec Thomas BELET, journaliste de presse écrite toulousain, a été publié en novembre 2013 sur les sites internet FRITUREMAG et MEDIAPART.
Située à 1h30 de voiture de Pampelune, la vallée d’Arce est un terrain d’expériences d’autogestion depuis plus de 30 ans. Désertée à partir des années 50, elle compte aujourd’hui six villages occupés et en cours de réhabilitation. Le village d’Uli Alto, réinvesti depuis 5 ans par un groupe de franco-espagnols, nous a ouvert ses portes. Immersion.
À une heure de route de Pampelune, le chemin d’accès à Uli Alto et aux différents villages de la vallée de l’Arce n’est pas franchement le type de voie que l’on emprunte par hasard. Au croisement de la route goudronnée et d’un chemin de pierre, un panneau nous invite à quitter l’asphalte pour s’enfoncer dans la vallée. Selon les indications données par le site internet du collectif Uli Alto, il reste encore 13 kilomètres. Nous mettrons une heure à les parcourir…en voiture. La vallée est somptueuse, saisissante, enclavée. Sur les deux flancs de la montagne, les arbres s’étendent à perte de vue. Seul le bruit du vent vient perturber le silence. La patte de l’homme est discrète, quasiment absente, seulement perceptible par la présence du chemin que nous empruntons.
Au milieu de la région espagnole de Navarre, la vallée d’Arce s’étend du village de Roncesvalles (Roncevaux en français), jusqu’au village d’Aoiz. Si le basque n’y est pas la langue officielle, il est largement pratiqué par les habitants de la vallée. Pourtant, le village d’Uli Alto fait office de bastion français au milieu de cette double culture hispano-basque. Ici, le français y est la langue principale, bien que l’espagnol soit utilisé par tous les occupants. A la base du projet de réoccupation, ils sont deux Français, Erwan et Boris. Parti à la découverte de lieux autogérés dans l’idée de créer le sien, Erwan arrive au village voisin d’Ariskuren. Un village autogéré, réoccupé depuis plusieurs années après avoir été laissé à l’abandon. C’est là qu’il entend parler de l’existence d’autres villages abandonnés dans la même vallée. A une vingtaine de minutes de marche se trouve l’un d’entre eux, Uli Alto. Plusieurs expériences de vie communautaire y ont déjà été lancées, sans qu’aucune ne perdure réellement. La dernière expérience en date est restée un échec pour les autres habitants de la vallée qui les ont invités à quitter les lieux. « Les mecs ont tout pourri. Ils jetaient leurs déchets n’importe où sans se soucier de la nature, ils n’avaient vraiment pas une bonne réputation dans la vallée. Alors quand nous sommes arrivés, il a aussi fallu montrer que nous n’étions pas ici pour refaire la même chose », explique l’un des occupants actuels. A cette époque, seuls deux bâtiments sont en état : l’ancienne église qui vient d’être rachetée par des propriétaires privés et « l’hostelito ». Tout est à refaire, à retaper. Pas vraiment de quoi effrayer Erwan. Quelques mois plus tard, il revient ici avec Boris, un ami avec qui il a vécu à Rennes. C’était il y a cinq ans, au moment où les autres villages de la vallée décident de remettre en place les assemblées communautaires et les travaux collectifs. « Cétait une véritable chance pour notre intégration ici que tout se soit goupillé de la sorte. On a de suite été intégrés au projet global, c’était assez fou de voir l’énergie collective qui pouvait être dégagée ici entre les gens de la vallée…et c’est toujours le cas aujourd’hui ! », remarque Boris. Peu à peu, le projet s’affine, mais refuse de s’enfermer dans un carcan. Ici, l’autogestion est de mise. « On part sur une base assez anarchiste où chacun fait ce qu’il veut, et on se cale ensemble au besoin pour discuter des problèmes éventuels », commente Boris.
En cinq ans, Uli Alto a repris vie. Huit personnes vivent à l’année ici, trois couples et deux enfants. Un chalet a été construit entièrement, une maison en paille est en train d’être finalisée, la cuisine a été rénovée et agrandie pour offrir un espace de vie collective. Une douche et des toilettes sèches ont été installés. Une roulotte a été bâtie. Camions, caravanes et yourtes finissent de compléter le tableau. Récemment, un système de roue à aube a été mis en place depuis la rivière en contrebas pour acheminer directement l’eau au village. La pompe n’a pas résisté au gel de l’hiver dernier, mais le système fonctionne. L’eau potable provient d’une source située à deux kilomètres, l’électricité provient du solaire. « Au début nous ne pouvions pas faire fonctionner les grosses machines au solaire, mais ça y est c’est enfin chose faite, la machine à laver et le frigo fonctionnent aussi grâce à l’énergie solaire », se réjouit Violeta, la seule espagnole à vivre régulièrement ici avec son fils âgé de 4 ans. Elle vient de revenir au village après avoir passé plus d’un an à Pampelune pour travailler, dans le social, comme beaucoup ici. Elle ajoute : « La question de l’énergie est une question très importante pour nous et pour les gens de la vallée, une commission travaille dessus pour essayer de trouver des alternatives et se refiler les bons plans, comme les batteries, les panneaux solaires… ». Si l’électricité solaire vient à manquer, un groupe électrogène prend le relais, le plus rarement possible. Six batteries sont installées en contrebas du village, pour répondre à l’un des principaux défis de l’énergie solaire : le stockage. Tous sont aussi conscients des paradoxes du solaire, de son bilan carbone critiquable, et des composants qui sont utilisés pour sa confection. Dans les villages voisins, d’autres énergies ont été mises au point. A Lakabé, qui fête ses 35 ans d’existence et jouit désormais d’un statut administratif, l’éolien et l’hydroélectricité font office d’alternative au solaire. Lakabé est le premier village à avoir été réoccupé dans la vallée.
Aujourd’hui, il fonctionne en économie commune. Tout l’argent généré par la vente de farine et de pain labellisés Bio leur permet d’atteindre l’indépendance économique. Une cinquantaine de personnes vivent ici, auxquelles il faut rajouter une vingtaine d’enfants. Le fonctionnement est davantage structuré. Certainement une nécessité au regard du nombre de personnes. Pour l’heure, les habitants d’Uli Alto ne sentent pas le besoin d’être autant organisés, mais ne cachent pas le besoin éventuel de structurer davantage leur fonctionnement : « Nous pouvons fonctionner de manière anarchiste car nous ne sommes pas beaucoup et n’en ressentons pas le besoin, mais il est possible qu’il nous faille revenir sur certains points avec l’arrivée de nouvelles personnes. Nous allons mettre en place une réunion mensuelle entre nous pour éviter que des tensions naissent à cause d’un éventuel manque de communication. C’est un point essentiel pour la bonne entente d’un groupe. Nous voulons aussi que chaque personne du village puisse partir pour travailler ou voyager sans crainte des évolutions que vivra Uli Alto », illustre Boris. Depuis le printemps, de nouvelles personnes sont arrivées dans le village, avec leurs divers projets et envies. Noémie, est venue de la région Midi-Pyrénées et a su trouver dans le collectif un lieu idéal pour s’établir, du moins s’y poser un moment. Elle projette de créer un jardin médicinal dès le printemps prochain, forte d’une formation de trois ans dans ce domaine et du réseau qu’elle a pu tisser. Un botaniste du sud-ouest de la France la soutient dans son projet et devrait lui donner des boutures et des graines de premier choix, issues d’un jardin botanique.
C’est aussi une richesses et un leitmotiv pour les habitants : accueillir les gens dans leur diversité et ne pas fonctionner en ermites. Chacun est libre de rester ou de partir en fonction de ses projets, qu’ils soient temporaires ou à long terme. La technologie n’est pas refusée par les occupants. L’accès à internet a été une des premières installations du village, via une antenne satellite, « pour garder un lien avec l’extérieur, une chose primordiale à nos yeux ». Ici, tout le monde ou presque possède un ordinateur. Un vidéoprojecteur fait office de salle de cinéma, et la musique occupe une place centrale dans la vie du groupe. Boris, qui a vécu l’expérience du squat culturel à Rennes, espère ainsi développer les résidences d’artistes à Uli Alto. Un lieu dédié doit être créé dans le futur et permettre aux artistes de s’isoler dans un cadre propice à la création. Peut-être dans l’église qui, pour l’heure ne peut être occupée, mais dont il rêve de pouvoir faire l’acquisition « par un système d’achat collectif, de parts sociales qui permettraient à un projet commun d’émerger sans que personne ne se l’accapare pour lui ». La frontière entre vie communautaire et vie privée n’est pas un sujet tabou. Chacun possède son propre logement, gère ses propres ressources financières. La vie communautaire n’est pas subie. C’est un choix, un mode de vie voulu par chacun.
L’exemple de la salle commune ou des assemblées communautaires en sont autant d’illustrations. Une fois par mois, l’ensemble des villages de « la red » (le réseau), au nombre de six, se regroupe pour discuter de la vie de la vallée. Une commission est chargée des énergies renouvelables, une autre de l’éducation, une troisième s’occupe de l’alimentation et une dernière des questions économiques. Au lendemain de cette assemblée, tous les villages se rejoignent pour un jour et demi de travaux collectifs, en fonction des besoins de chacun, fixés lors de l’assemblée précédente. Ces journées sont appelées les Ausolans. « Les travaux sont divers, mais la plupart des Ausolans permettent de couper du bois pour l’hiver. Il peut également s’agir de chantiers de construction ou de jardinage pour la mise en place d’une nouvelle zone de maraîchage, on s’adapte aux besoins et aux compétences de chacun ». A Uli Alto, une des questions principales réside autour de l’éducation. Elle est même primordiale.
Pour l’heure deux enfants vivent ici, mais de nouveaux doivent arriver bientôt. Boris et Violeta, tous les deux parents, y attachent une attention particulière. Un système d’école tournante a été évoqué, avec la mise en place d’un ramassage scolaire pour permettre aux enfants de tourner sur les différents villages. Une fois l’âge du collège arrivé, les enfants demandent souvent à aller en ville, pour rencontrer de nouveaux adolescents et découvrir autre chose, ce qu’ils font bien souvent. Depuis deux ans, un festival des enfants a été lancé. Il permet à d’autres enfants de la vallée et de l’extérieur de venir ici et de se mélanger à ceux du village. Dans le futur, Boris évoque l’idée de lancer des colonies de vacances dans le village, au milieu de la montagne et de la nature. Une manière de transmettre ce qui fait la force de ce village, montrer que réellement, d’autres conceptions du monde existent.